La nature hait la normalité

Les cris résonnaient encore dans mes oreilles alors que je m'avançais dans la salle d'audience, mes pas résonnant sur le sol de pierre froide. L'atmosphère était lourde, imprégnée de cette tension qui ne quittait jamais Castral Roc, ce fief imprenable qui était aussi une prison pour ceux d'entre nous qui avaient l'audace de penser différemment. Mon regard balayait la salle, et je ne pouvais m'empêcher de sourire intérieurement en voyant ces seigneurs, marchands et chevaliers, tous des pions sur l'échiquier de mon père. Leurs querelles étaient insignifiantes face à la volonté de Tywin Lannister, le Vieux Lion dont la poigne de fer dirigeait l'Ouest depuis près de trente ans.

Je savais que je m'aventurais sur un terrain miné en venant le trouver ainsi, mais l'appel du devoir, ou peut-être simplement celui du défi, m'avait poussé à venir. À peine avais-je franchi la porte qu'il se redressa sur son trône, sans doute pour ne pas laisser transparaître la moindre faiblesse devant moi. Ce trône semblait peser plus lourd sur ses épaules chaque jour, mais il ne le montrerait jamais, pas à moi en tout cas.

Sa voix, froide comme l'acier, brisa le silence. Un sourire naquit au coin de mes lèvres. Tywin Lannister, maître de la manipulation, venait une fois de plus de jouer une carte qu'il pensait imparable. Mais je n'étais pas le même Tyrion qu'il avait si souvent méprisé. Cette fois, je n'étais pas là pour mendier ou quémander. J'avais appris, non pas à être plus grand, mais à jouer le jeu avec les cartes qu'on m'avait distribuées.

"Ce que vous dites est petit, Père", répondis-je d'un ton presque désinvolte, "tout autant que moi, mais cela venant de vous, c'est tout à fait logique."

Je vis ses yeux se rétrécir légèrement, signe qu'il ne s'attendait pas à cette riposte. Le Lion de l'Ouest, habitué à dominer, devait maintenant faire face à une créature qu'il ne pouvait plus ignorer. Un monstre qu'il avait lui-même créé, certes avec la nature comme alliée, mais avec une intelligence qu'il n'avait peut-être pas su prévoir.

"Quant à l'or que vous semblez croire que je dilapiderais aussi facilement", repris-je en adoptant une posture plus sérieuse, "je risque effectivement d'en avoir besoin, mais pas pour les raisons que vous croyez. Vous m'avez confié des tâches dont l'importance n'échappe à personne, et bien que je sois petit, les responsabilités que vous m'avez octroyées ne le sont pas. Or, sans ressources, je crains de ne pas pouvoir les accomplir de manière satisfaisante, pour vous, comme pour moi."

Je laissai mes paroles flotter un instant, comme une offrande qu'il pouvait soit accepter, soit rejeter. Mon ton n'était pas suppliant, ni même respectueux, juste... factuel. Je lui offrais une chance de reconnaître que, malgré toutes ses réticences, j'étais capable de plus que ce qu'il avait jamais cru.

Je savais qu'il me détestait pour ce que j'étais, pour ce que je représentais. Mais dans ce jeu de pouvoir et de survie, je n'étais plus simplement le bouffon de la cour. J'étais un joueur à part entière. Et même si mon père ne l'avouerait jamais, il devait le savoir, au fond de lui. Tywin Lannister ne pouvait plus m'ignorer, et cela, c'était ma plus grande victoire.

Je me tenais là, au pied du trône de mon père, sentant le poids du mépris peser sur moi comme une ombre glaciale. Son regard doré, si semblable au mien et pourtant si différent, se posa sur moi avec une haine à peine voilée. Je savais ce qu'il pensait, ce qu'il ressentait chaque fois qu'il me regardait. Pour lui, j'étais une abomination, un monstre qui n'aurait jamais dû voir le jour. Ce sentiment, cette rancœur tenace, suintait de ses mots, chaque syllabe marquée du sceau de sa colère refoulée.

Son ton était tranchant, comme s'il devait s'abaisser pour simplement m'adresser la parole.  Il ne pouvait s'empêcher de me rabaisser, de me rappeler que, dans ses yeux, je n'étais rien. Il poursuivit, comparant mes actes à ceux de mon grand-père, Tytos. La pire insulte qu'il pouvait m'adresser, une comparaison destinée à me blesser, à me rappeler combien il méprisait ce que j'étais et ce que je pouvais devenir.

Un sourire se dessina sur mes lèvres, non pas un sourire de joie, mais plutôt de défi. J'avais appris depuis longtemps que les mots de mon père n'avaient que le pouvoir que je voulais bien leur accorder. Ils étaient aiguisés comme des lames, mais j'avais forgé une armure de sarcasme et d'indifférence pour m'en protéger.

Je laissai échapper un soupir, non pas de fatigue, mais d'une exaspération contrôlée. "C'est agréable de votre part de reconnaître mon efficacité dans cette tâche, Père", rétorquai-je avec ce ton moqueur que j'avais si souvent employé pour masquer mes véritables émotions. "Même si, pour être précis, j'ai davantage supervisé les travaux que ratisser les déjections de tout un chacun."

Je marquai une pause, observant le léger froncement de sourcils qui trahissait son agacement. Il ne supportait pas que je puisse avoir une quelconque forme d'efficacité, que je puisse, même de loin, ressembler à un homme capable de réaliser quelque chose de valable. Mais je ne lui donnerais pas cette satisfaction.

"Cependant, là où vous voyez le mal partout, surtout venant de moi", repris-je, "si vous jugez le budget satisfaisant et les résultats de même, restons-en là. Au grand dam du perfectionnement, nous nous tiendrons à un entretien tous les ans, ou aux problèmes qui surviendront le moment venu..."

Je laissai mes paroles se dissiper dans le silence pesant de la salle. Je savais que je l'avais provoqué, que chaque mot était un rappel de mon existence, une existence qu'il ne pouvait pas ignorer malgré tous ses efforts. "Et bien", ajoutai-je finalement, en me redressant légèrement, "je ne vous dérange pas plus longtemps, vous semblez bien occupé."

Je me retournai, prêt à quitter la salle, sentant son regard brûlant sur ma nuque. Mais cette fois, c'était moi qui avais l'avantage, même si ce n'était que pour un instant fugace.

Je restai silencieux alors que mon père déversait son venin, répétant, encore et toujours, cette accusation ancienne, presque rituelle, comme un prêtre répétant une prière vide de sens. Le meurtre de ma mère, voilà l’éternelle litanie qu’il aimait me jeter à la figure, comme si c’était là la somme totale de mon existence, mon premier et dernier péché. À vrai dire, cela me laissait presque indifférent. Après des années à entendre les mêmes mots, ils n’avaient plus le pouvoir de me blesser. Ils étaient devenus un refrain désagréable, certes, mais rien de plus. Pourtant, quelque part, je savais que Tywin croyait réellement en ce qu’il disait. Chaque fois qu’il posait les yeux sur moi, c’était le fantôme de Joana qu’il voyait. Et c’était bien là mon fardeau : vivre non seulement avec ma propre difformité, mais aussi avec la haine qu’il nourrissait pour ce que j’étais.

Je m’apprêtais à tourner les talons, décidé à quitter cette salle avant que l’amertume de cette rencontre ne me ronge davantage. Mais son ordre sec me fit stopper net.

Je pivotai lentement, mon expression parfaitement maîtrisée, un masque de neutralité, bien que mon esprit bouillonnait. Il me demandait de rester ? Voilà qui était inattendu. D'ordinaire, il m'aurait renvoyé d’un geste impatient, me traitant comme l'on chasse un chien errant qui aurait osé s'approcher trop près.

Les doigts de Tywin pianotaient sur les lions d'or ornant les accoudoirs de son trône, un signe rare de nervosité ou d’agacement. Ses yeux perçants ne me quittaient pas, sondant mes intentions.

Un sourire mince se dessina sur mes lèvres. Mon père n'était pas dupe. Il ne l'avait jamais été. S'il était cruel et implacable, il n'était pas stupide. Mais ce que je désirais vraiment n'était pas quelque chose qu'il m'accorderait facilement.

"Vous avez raison, Père", dis-je en m’avançant de quelques pas. "Ce n’est pas l’or qui manque, ni les moyens de l’obtenir. J’aurais pu, en effet, convaincre Serenna ou les marchands, comme vous dites. Mais ce n’est pas seulement une question de moyens, c’est une question de vision."

Je vis son regard se durcir à nouveau, mais je continuai, sachant que je marchais sur un fil. "Vous m’avez confié les canalisations de Port-Lannis, et j’ai fait plus que simplement superviser les travaux. J’ai perfectionné ce système, j’ai imaginé un réseau qui pourrait durer des décennies sans nécessiter des réparations constantes. Cependant, pour cela, il faut que les travaux soient faits correctement dès maintenant, avec les meilleurs matériaux, les meilleurs ouvriers. Un travail bâclé, même avec un budget adéquat, nous condamnera à revenir sur ce problème tous les ans."

Je fis une pause, mes yeux ancrés dans les siens. "Je ne demande pas seulement de l’or, Père. Je demande que vous considériez mon travail pour ce qu’il est : un service à la maison Lannister. Et, si cela réussit, j’aimerais être affecté à des tâches qui pourraient mieux servir notre maison, d'une manière plus digne... Car, même si je n'aime pas à le rappeler, je suis votre héritier et si vous persister dans ces idées, on ce souviendra de vous comme l'homme qui à cédé sa place à un égoutier et non à un Lannister. Mais bon, j'aurais par la suite tout le plaisir de redorer mon image, ce qui ne serait plus être votre cas."

J'avais choisi mes mots avec soin, sachant que je jouais avec le feu. Mon père pouvait très bien voir cela comme une tentative d'usurper un pouvoir qui ne me revenait pas. Mais il pourrait aussi, peut-être, reconnaître que je cherchais à faire plus que simplement ratisser les déjections de tout un chacun. Que je voulais prouver ma valeur, non pas en dépit de ce que j’étais, mais justement parce que j’étais un Lannister.

Je regardai mon père, un sourire narquois flottant sur mes lèvres alors qu’il éructait ses vieilles rengaines, me renvoyant encore et toujours à mon infériorité supposée. Rien de nouveau sous le soleil. Tywin Lannister, implacable et inébranlable, incapable de voir au-delà de la surface. Je l’écoutai comparer mes ambitions à celles d’Aerys, me reprochant d’être à la fois trop ambitieux et pourtant indigne de l’être. Ah, cette vieille danse entre nous. Toujours la même valse de reproches et de mépris.

Quand il évoqua Jaime, je ne pus m'empêcher de hausser un sourcil, amusé. « J’ai un héritier, et il se nomme Jaime. » C’était là son refrain préféré. Jaime, le chevalier parfait, le fils qu’il aurait voulu modeler à son image. Pourtant, même Tywin savait que Jaime ne renoncerait jamais à son serment envers la Garde Royale, encore moins à sa sœur bien-aimée. Et malgré cela, il refusait d’accepter la réalité, préférant se complaire dans ses illusions plutôt que de voir ce que je représentais réellement pour lui et pour Castral-Roc.

Je laissai passer un bref silence, le temps de jauger sa réaction. Le Vieux Lion me regardait toujours de son air sévère, convaincu d’avoir fait mouche.

« Vous avez raison, Père, Jaime serait un bien meilleur héritier que moi. Qui pourrait en douter ? Même moi, je préférerais le voir à cette place. Je sais que Jaime me respecterait bien plus que vous ne l’avez jamais fait. » Un léger rire amer m’échappa, mais je repris rapidement mon sérieux. « Cependant, Jaime est lié à la Garde Royale. Il a fait un vœu, et nous savons tous deux que jamais il ne rompra ce serment. »

Je vis une lueur de frustration passer dans les yeux de mon père. Il n’aimait pas qu’on lui rappelle la vérité, surtout lorsque cette vérité lui déplaisait. Mais il ne pouvait pas la nier. Il le savait.

« Sur le papier, je suis votre héritier, qu’on le veuille ou non. Si vous espérez que Jaime abandonne son serment, vous vous illusionnez. Ce que je vous propose, c’est de ne pas me dégrader davantage, car cela revient à affaiblir votre propre nom. »

Je me doutais que j’avais touché un point sensible. Sa réputation était tout pour lui, et il ne supportait pas l’idée que l’on puisse ternir le nom Lannister, que ce soit de son vivant ou après sa mort. Et pourtant, en me reléguant à des tâches subalternes, il risquait précisément cela.

« Vous me comparez à un égoutier, et vous savez quoi ? Je préfère encore être un égoutier compétent qu’un héritier inutile. Mais vous savez tout autant que moi que, tôt ou tard, je serai celui qui portera le nom Lannister. Et ce jour-là, ce sera à moi de préserver votre légende. Vous pouvez continuer à me mépriser, à me rabaisser. Mais lorsque vous ne serez plus là, c’est moi qui devrai répondre de votre mémoire. Et si vous continuez à me traiter ainsi, à me dégrader, alors il est fort possible que je laisse vos ennemis vous piétiner, une fois que vous ne serez plus là pour les effrayer. »

Je fis une pause, observant son visage se durcir davantage. Le Vieux Lion ne craignait rien de son vivant, mais il ne pouvait pas tout contrôler après sa mort. Il savait que je disais la vérité, aussi désagréable soit-elle.

« Mais si cela ne vous inquiète guère, alors je retournerai à mes affaires, comme vous dites. »

Je m’inclinai légèrement, prêt à quitter la salle. Il n’y aurait probablement pas de réponse. Mais, cette fois, j'avais planté possiblement la graine du doute.

Je m’arrêtai net, mon départ interrompu par la voix froide et autoritaire de mon père. C’était rare, très rare, qu’il me demande directement ce que je désirais. Habituellement, il préférait me dicter mes tâches, se délectant de me voir les exécuter comme un laquais. Mais cette fois, il voulait savoir. Il attendait que je parle. Alors je me retournai, plongeant mon regard dans le sien, sans aucune trace de moquerie ou de mépris. Il avait posé la question, et j’allais lui répondre.

« Ce que je désire, Père ? Un minimum de respect à défaut d’un poste. » Mon doigt s’éleva, tout aussi accusateur que le sien. « Que l’on cesse de m’affubler de surnoms ridicules, que l’on arrête de me blâmer pour une mort que je n’ai jamais souhaité apporter. »

Il n’avait pas besoin que je sois plus explicite. Nous connaissions tous les deux la tragédie qui m’entourait depuis ma naissance. La mort de ma mère en m’accouchant, ce fardeau qu’il n’avait jamais cessé de m’imputer, comme si je l’avais planifié dans les entrailles de Joanna. C’était là l’épine empoisonnée qui s’enfonçait dans la chair de notre relation, rendant tout espoir de réconciliation presque impossible.

« Je veux qu’on rejette la faute sur les dieux, sur les mestres, ou sur qui vous voulez. Mais pas sur moi. » Ma voix s’était calmée, mais le feu brûlait toujours dans mon cœur. « Vous avez déjà un héritier en Jaime, mais tant qu’il restera dans la Garde Royale, ce titre me reviendra, que nous le voulions tout deux ou non. »

Je pris une inspiration pour calmer les ardeurs qui menaçaient de m’envahir. Les mots de mon père avaient réveillé de vieilles blessures, des plaies qui n’avaient jamais guéri, mais je ne voulais pas lui donner ce plaisir. Ce serait lui accorder une victoire dont il n’avait pas besoin.

« Vous voulez savoir ce que je veux ? » repris-je après une brève pause. « Je ne désire qu’une chose : élever notre maison, porter haut le nom des Lannister. Mais pas en y laissant mon honneur et mon intégrité. Vous semblez croire que je me complais dans la débauche, dans les plaisirs éphémères. Et certes, je ne suis pas un saint, mais cela ne m’a jamais empêché de penser grand pour cette maison et je dois amplement ces défauts en compensation du mal que je subis. »

Je le vis se redresser sur son trône, toujours aussi inflexible, mais je savais que mes paroles touchaient leur cible. Tywin Lannister, pour tout son mépris, connaissait la valeur de la vérité quand elle se tenait nue devant lui.

« Je suis peut-être petit, contrefait et indésirable à vos yeux, mais je suis aussi un Lannister. Et cela, vous ne pouvez pas me l’enlever. Si vous me donnez un rôle, une véritable responsabilité, je la prendrai. Mais je ne sacrifierai pas ce qui me reste d’honneur pour obtenir une place sous vos ordres, afin d'avoir de simple miettes.»

Je laissai ces mots planer entre nous, sachant qu’il ne pourrait pas les ignorer. C’était le nœud de notre relation, cette lutte incessante entre son mépris et mon besoin de reconnaissance. Mais au fond, j’étais aussi un Lannister, et rien de ce qu’il pourrait dire ne changerait ce fait.

« Si vous désirez que je serve cette maison, alors faites-le avec respect, ou ne le faites pas du tout. »