D'argent sont les secrets ◈ Varys

Une chaleur moite règne dans l’atelier du Chat d’Argent. Avoir ouvert les fenêtres toute la nuit n’a pas suffi à rafraîchir la pièce, et Isseya s’éponge le front avec un mouchoir. La journée s’annonce aussi étouffante que les précédentes, mais elle a refusé de déroger à ses habitudes. Comme chaque début de semaine, elle nettoie avec grand soin l’échoppe afin d’offrir un environnement impeccable pour sa clientèle - mais aussi pour elle. Il est toujours plus agréable de travailler dans un lieu propre, où la poussière métallique ne s’accumule pas sur le carrelage du sol comme sur les meubles.

En dépit de la chaleur, Isseya entrouvre les volets pour montrer que la boutique est bel et bien ouverte, mais elle referme bien vite les fenêtres pour garder le semblant de fraîcheur qui réside à l’intérieur de l’atelier. Le concept de ‟fraîcheur” est bien relatif, en vérité, alors que la sueur luit sur sa peau, mais il fait toujours moins chaud qu’à l’extérieur - et Isseya s’en contente.

Satisfaite de la propreté de son échoppe, elle range balais et seaux dans le placard et s’assure de n’avoir laissé aucun chiffon en évidence. Elle s’éclipse ensuite vers une pièce dont un large présentoir dissimule la porte au premier regard, à l’arrière de la boutique. Des corbeilles de fruits recouvrent les plans de travail, et une miche de pain bien frais enveloppée dans un tissu repose sur la table en bois placée au milieu de la cuisine. Comme en chaque début de semaine, son apprentie a apporté le bain de la boulangerie à l’angle de la rue, avant de courir chez le lapidaire pour réceptionner leur commande de pierres et autres gemmes. D’ordinaire, Isseya préfère se rendre en personne chez le lapidaire pour découvrir ses nouveautés, ou pour remarquer une pierre qui l’illumine d’une idée inattendue pour une création, mais depuis quelques semaines, elle laisse ce privilège à son apprentie. Elle a besoin d’apprendre par ses propres moyens, sans avoir son maître juchée derrière son épaule à la moindre seconde.

Qu’Isseya reçoive un ‟client” de la plus haute importance en cette matinée s’avère tout à fait fortuit.

Son autre employé profite d’une semaine de repos bien méritée, qu’elle lui a donné de bonne grâce avec ce rare sourire avenant dont elle a le secret - et la rareté.

Le mouchoir éponge à nouveau son front. Elle se sert un grand verre d’eau fraîche, puis un second ; tout ce qu’elle boit paraît aussitôt se transformer en sueur. Elle grignote une pêche, nettoie le jus tombé sur la table, et retourne à son atelier après avoir refermé la porte de la cuisine derrière elle.

Elle embrasse du regard son établi, se rappelle les quelques rendez-vous à honorer de la journée. Son apprentie la soutiendra pour ceux de l’après-midi, mais celui de cette matinée, Isseya a tenu à être seule pour s’assurer la liberté de parole. Inutile de s’embarrasser d’oreilles indiscrètes.

Elle parcourt son livre de comptes lorsque la clochette suspendue au-dessus de la porte d’entrée tinte. Un homme s’avance dans l’échoppe, et Isseya esquisse l’un de ses rares sourires - à Port-Réal, son maître s’est échiné pendant des années pour lui apprendre à sourire. A défaut d’être sincère, en tant que commerçante, elle se doit de se montrer avenante envers sa clientèle, ou son chiffre d’affaires en pâtira.

Quelle importance que Varys n’appartienne guère à sa clientèle ? Pour le reste du monde, il n’a pas à en être autrement.

— Bienvenue au Chat d’Argent. Puis-je vous aider ?

Des politesses d’usage, pour les éventuels regards curieux qui lorgnent sur l’entrée de la boutique - Isseya ne rechigne pas sur la prudence. Toutefois, dès que la porte se referme, et qu’un semblant d’intimité retombe sur l’atelier entre les volets entrouverts et les rideaux, le sourire se fait plus sincère - l’un de ceux qu’elle accorde à ses rares amis - et la franchise reprend ses droits.

— Comment vas-tu, depuis la dernière fois ?

Un océan sépare Pentos et Port-Réal, et une part d’Isseya regrette ses années à la capitale de Westeros. Même si elle a su se faire une place, Pentos lui paraît toujours bien moins accueillante.

— Illyrio nous a fait faux bon. Elle roule des yeux à ces mots. Un empêchement, comme il prétend.

Les notables et leur fiabilité légendaire, manque de soupirer Isseya.

Alors que son ami s’installe à son aise dans son atelier, Isseya s’éclipse un bref instant dans la cuisine. Sur un plateau, elle place fruits et pain d’épices, une carafe d’eau, et elle prépare un thé vert à la menthe. Elle revient dans la salle principale avec son plateau qu’elle dépose sur un établi vidé de tout objet en prévision. Un faible chuintement s’échappe de la cuisine, signe que l’eau chauffe doucement. Elle tire un tabouret vers elle pour s’asseoir.

— Tu as bien du courage de vivre ainsi à la cour.

Sa voix se teinte d’une admiration sincère. Né roturier tout comme elle, Varys a su tirer son épingle du jeu en dépit de son parcours chaotique, jusqu’à se hisser vers les plus hauts postes de pouvoir des Sept Couronnes. Il susurre à l’oreille des rois et des reines, leur chuchote des secrets précieux, et il manœuvre sa barque comme il l’entend. Personne ne l’a certes anobli, mais il nage au milieu de toute cette noblesse bien pensante dans leurs habits de soie, là où il exerce son art de la meilleure des façons. Il n’existe peut-être pas de guilde des chuchoteurs, mais à ne pas en douter, Varys en serait maître depuis de nombreuses années.

Mais Isseya admire surtout son ami pour son habileté à se fondre parmi les nobles, et à les supporter au quotidien - elle s’en sait parfaitement incapable. Tous ces ronds de jambe l’exaspèrent plus qu’autre chose.

— Chaleur ou non, la clientèle ne désemplie pas. J’ai encore une liste de commandes longue comme le bras, mais mon apprentie apprend vite. C’est formateur pour elle.

Un doux sourire se dessine sur ses lèvres, aussi fugace qu’éphémère. Le manque de confiance de Lin lui joue souvent des tours, mais son apprentie s’endurcit au fil des mois et sa soif d’apprendre ne s’étanche pas. Isseya se revoit plus jeune, l’envie de bien faire dans l’âme, à ne jamais rechigner sur le travail ou sur les heures supplémentaires. Quand elle est devenue maître de la guilde des orfèvres, elle a tenu à rendre la chance que Pat lui a offert, à Port-Réal.

Le sifflement de l’eau s’intensifie. Isseya abandonne son tabouret pour rejoindre la cuisine. Elle verse l’eau chaude dans la théière en laiton, laisse infuser une poignée de minutes, puis sert deux tasses. Elle en offre une à Varys, et lui désigne le sucre et le miel sur le plateau si le cœur lui en dit.

— Il ratera ce délicieux pain d’épices et les potins qui vont avec.

Plus qu’un échange de renseignements glanés ici et là, cette rencontre est aussi un moyen pour se retrouver et renouer quelques heures avant qu’un océan ne les sépare à nouveau. Illyrio attendra avant de revoir son ami, et il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Isseya espère pour lui que ses deux invités sont de bonne compagnie.

— Une horde dothraki approche Pentos, les habitants ne sont guère rassurés à cette nouvelle.

Comme à chaque fois, les magistrats paieront un tribut pour éviter tout conflit, mais une vague d’angoisse plane au-dessus de la ville tant que les chevaux ne feront pas demi-tour.

Isseya agrémente sa tasse de thé à la menthe avec du sucre ; la recette parfaite pour affronter la chaleur qui règne sur Pentos ces derniers jours.

— J’ai rencontré l’une des invités d’Illyrio. A ne pas en douter, Varys connaît depuis bien longtemps son identité. Pour elle, je ne suis qu’une vague recommandation d’Illyrio pour répondre à sa demande en matière d’orfèvrerie.

En d’autres termes, elle ne méfie pas d’Isseya.  

Isseya remue la cuillère dans sa tasse pour faire fondre le sucre. L’odeur mentholée lui titille les narines. Le thé vert à la menthe, toujours avec cette pointe de sucre pour en arrondir les arômes, s’impose vraiment comme son petit péché mignon. Elle ne refuse jamais une bonne tasse bien chaude, même avec ces températures étouffantes à l’extérieur.

Un doux sourire égaie ses lèvres face aux compliments de Varys. Avec n’importe qui d’autre, elle conserverait un visage de marbre, insensible à cette flatterie, mais elle sait justement que Varys ne la flatte pas. Entre eux, la sincérité s’impose ; un bref instant hors du temps, loin des flagorneries de la cour et des exigences de leur jeu de dupe.

— Si je suis ici aujourd’hui, c’est parce qu’un homme a su voir au-delà des apparences et me donner ma chance. Isseya ne remerciera jamais assez Pat, qui a accepté de la prendre comme apprentie à Port-Réal. Sans lui, elle n’aurait pas réussi sa reconversion, et elle ne brillerait sans doute pas autant dans le domaine de la couture. Je ne fais que rendre cette chance qu’on m’a offerte.

Toutefois, elle hoche la tête en approbation aux dires de Varys. Sans cette vision, elle n’aurait sûrement pas sympathisé avec cet homme, puis avec Illyrio ensuite. Tous trois ne se contentent pas de ce qu’ils ont sous les yeux ; ça, et leur sympathie pour le peuple. Peu importe les ambitions visionnaires des deux hommes, s’ils agissaient dans le désintérêt du peuple, Isseya ne les aurait pas rejoints. Elle a assez souffert à cause de la noblesse ; elle ne compte pas poursuivre leurs jeux malsains.

Elle boit quelques gorgées de thé, appréciant la chaleur du breuvage. Elle aime le boire bien chaud, à la limite du brûlant.

— Je ne peux que l’espérer, oui. Je ne tiens pas à connaître le chaos de Pentos ravagé par une horde dothraki. Elle remue à nouveau sa cuillère alors que le sucre est déjà dissous. Je m’interroge toutefois sur les raisons de leur présence ici. D’ordinaire, les magistrats les paient assez tôt pour qu’ils ne s’approchent pas de la ville et ne troublent pas le commerce.

Quelles affaires conduisent cette horde si près de Pentos ? Isseya n’en a pas la moindre idée, mais elle redoute que la paix achetée par les magistrats s’étiole jusqu’à peau de chagrin.

Sa cuillère cliquette contre sa tasse pour laisser tomber les dernières gouttes, puis elle la repose sur l’établi.

— Naïve, c’est le mot. Elle n’a guère l’air de connaître comment fonctionne ce monde. Une naïveté innocente et douce, qui rend la jeune femme sympathique, mais qui lui fera défaut tôt ou tard. Mais c’est aussi une de ses forces, car elle ne s’embarrasse pas des convenances ou des différences de rang.

Et pour Isseya, cette qualité n’est guère à négliger. Trop de nobles perdent de vue l’importance du peuple, et oublient qu’ils ne valent pas mieux que ces gens qui travaillent de leurs mains.

— Elle m’a aussi confié ses projets… d’avenir. Sa tasse toujours entre les mains, elle se penche vers son ami. Des projets d’alliance maritale, entre son frère et elle. Rien d’officiel pour l’heure, mais sa commande consiste en la création de deux bagues jumelles - des alliances qui n’en portent pas encore le nom.