Le jour succède au jour et la peine à la peine | Elowen

Cela faisait bientôt une semaine que les Velaryon avaient posé le pied à Port-Réal, et autant de temps que Rhaella fuyait les responsabilités inhérentes à sa position. Bien sûr, son père espérait qu’elle traine autour de la porte du Roi où elle rencontrerait chevaliers et autres héritiers. Des hommes forts, aux noms prestigieux comme le sien. Des hommes célibataires, surtout, qu’elle charmerait à force de sourires et de flatteries. Mais elle n’en voulait rien.

Elle, préférait sa propre compagnie et pratiquer comme bien souvent la harpe. Assise face à Lyssia, celle-ci supervisait toujours son jeu sans que cela ne soit plus utile que cela – une forme d’amitié était née entre elles, une amitié silencieuse et qui se complaisait ainsi. Alors que dans leur calme logis, Rhaella entonnait Deux cœurs qui battent comme un seul accompagnée de son instrument fétiche, le pas lourd de ser Luco vint la troubler.

— Lady Rhaella, votre père insiste pour que je vous amène au terrain de la porte du Roi, aujourd’hui.

Elle grimaça un instant, levant l’instant d’après son regard vers son épée-lige. Il avait beau avoir changé d’attitude à son égard avec le temps, devenu plus tendre et plus compréhensif, Luco obéissait toujours à Monford et celui-ci insistait pour que sa fille se plie à ses désirs.

— Et si je préfère me rendre au Grand septuaire de Baelor ? répondit-elle la voix placide.
— Votre père…
— Mon père m’en voudra-t-il de prier la Jouvencelle qu’elle couvre de succès mes amours ?

Lyssia eut derrière elle un discret sourire – habile détours pour obtenir ce qu’elle désirait. Et conformément à cela, prétextant qu’après sa prière elle irait à la porte du Roi, Rhaella obtint de se rendre au Grand septuaire de Baelor. Lorsqu’elle se trouva au pied de celui-ci, la demoiselle leva les yeux vers l’édifice. Le marbre blanc de la place, où se dressait la statue du Bienheureux, reflétait le puissant soleil du jour.

Une fois les portes de bronze passées, la jeune femme demanda un peu d’intimité à Luco qui, docilement, l’attendit à quelques pas de là. Profitant de cette tranquillité, Rhaella ne fit que passer devant l’autel de la Jouvencelle. Elle se fichait bien de ses amours – ce qui lui importait, c’étaient les morts. Elle s’agenouilla plutôt devant l’autel du Père, allumant des cierges.

— Mère… Tregesso, mon aimé… murmura-t-elle tout bas. Puissent les dieux vous veiller, là où vous vous trouvez.

Elle pria longuement, sentant bientôt une autre présence la rejoindre – quelqu’un qui également avait vu les siens mourir, peut-être. Elle cilla lentement avant de l’observer, curieuse. Une demoiselle plus jeune qu’elle, à son opposé physiquement. Les cheveux noirs, le teint plus clair, Rhaella n’osa la regarder plus longtemps, craignant de déranger. Mais, si pieuse, elle alluma un cierge pour elle aussi.

La statue du Père paraissait la fixer. Était-ce son allure, il donnait l’air d’être plus grand que les autres faces des Sept. Sa couronne sur la tête, sa balance à la main, Rhaella se demandait s’il la jugeait à cet instant. La jaugeait-il, en quête de l’envoyer là où son âme irait, terre immatérielle de béatitude, une fois qu’elle serait partie ? Ou la jugerait-il indigne et l’enverrait-il périr dans le septième enfer, dévorée par les chiens infernaux ?

Les questions, pieuses et crédules, se succédaient dans son esprit. Elle cilla en regardant en coin sa compagne de malheur qui, ayant sans doute saisi son regard, posait déjà une question fort indiscrète. Rhaella ne lui en tint pas rigueur. Masque lissé sur son visage, ses yeux seulement peints de son éternelle peine, la demoiselle inclina humblement la tête.

— Hélas oui.

Toujours trop aisément laconique, Rhaella s’en rendit compte trop tard. Idiote, se sermonna-t-elle. Pour se rattraper, elle força l’ébauche d’un sourire à ses lèvres, portrait sociétal plus facile à assumer que son usuelle tristesse. Et feignant l’assurance, elle tourna plus franchement la tête vers son interlocutrice :

— Je suis certaine que, là où elles se trouvent maintenant, leurs âmes ont atteint l’éternelle béatitude. Le Père juge toujours avec équité.

Elle répétait religieusement les mots qu’on lui avait appris. Ne butait sur aucune syllabe et parlait avec une conviction rare. Ainsi son demi-sourire se fit plus sincère, comme chaque fois que la pieuse Rhaella songeait à ses dieux.

Le silence du septuaire ne se perçait que de leurs voix, de leurs gestes. Le frottement de leurs vêtements sur leur peau quand elles avançaient la main aux cierges, le bruit feutré de leurs pas quand elles bougeaient un peu. Rhaella s’était construite dans ce silence. Ce mutisme face à ses maux, se taire, écouter, attendre. Guette le retour de son promis. Cela n’avait rien donné, mais pour préserver ce semblant de paix qu’elle avait construit, elle avait érigé de hautes murailles tout autour d’elle. Des remparts qu’elle n’avait plus le choix que d’abattre désormais.

Un frêle sourire ourla ses lèvres quand sa compagne de l’instant s’exprima. Sa famille était réunie dans l’autre monde, voilà qui devait être d’un grand réconfort, sans doute. Rhaella hocha vaguement la tête, son regard s’embrumant légèrement en y pensant.

Ceux qu’elle avait perdus, sa mère, son fiancé… Ils étaient seuls. Aucun autre Velaryon n’avait péri ces dernières années, laissant Saera seule. Quant aux Vyniris, de ce qu’elle savait, il en était de même. Quelle tristesse. Quel malheur, de savoir que même au plus près des dieux, ils étaient cantonnés à une terrible solitude.

Une famille unie, même dans la mort. Voilà une chose qu’elle ne connaissait pas. Ne connaîtrait jamais, sans doute.

— J’imagine comme ce doit être réconfortant, en effet. Hélas, ce n’est pas le cas de ceux que j’ai perdus. Ils sont désespérément seuls.

Sa voix était vide, creuse, en peine comme son âme. Elle tourna pourtant ses yeux pleins de soucis vers la demoiselle à ses côtés, tandis qu’elle se demandait combien de temps durerait le deuil. Rhaella arbora un sourire compréhensif plus que réconfortant.

— Des années, des décennies, une vie… Qui peut le dire ? Je compatis à votre peine. Nous vivons dans un monde bien cruel.

Elle reporta ses yeux sur les cierges qu’elle avait allumés. Les pauvres flammes vacillaient faiblement, et si le feu brûlait, elle savait comme il était aisé de l’éteindre. Elle se sentait aussi impuissante que ces pauvres flammèches. Se rappelant à ses devoirs de politesse, Rhaella retourna son visage vers sa compagne d’infortune.

— Pardonnez-moi, je ne me suis pas présentée. Lady Rhaella Velaryon, de Lamarck.

Et elle accompagna les présentations d’un demi-sourire, signe de sa sympathie mais surtout de sa profonde et sincère commisération.