Légère est la plume | Sariel

Le dos plaqué contre un mur de pierre, son cœur s’emballe dans sa poitrine. Sariel peine à reprendre son souffle. La sueur dégouline sur son front, et ses vêtements lui collent à la peau. Le soleil étouffe Braavos avec cette chaleur estivale, mais le port des Chiffonniers, à quelques rues de là, ne souffre pas d’une perte de rythme. Les bateaux vident leur cargaison, chargent la nouvelle, et les commerçants s’égosillent pour attirer le chaland. A tous les coups, les tavernes des quais sont prises d’assaut par les passants en quête de rafraîchissement. Sariel n’a pas besoin de le voir pour le savoir ; il connaît assez les environs, à vivre depuis quatre ans dans cette cité.

Quatre années paisibles qui ont volé en éclats à la vue d’un seul visage.

Rien qu’à cette pensée, son cœur rate un battement et sa gorge se serre. Il s’essuie le visage du revers de la manche, puis se penche à l’angle de la rue. Pas un chat. Il a fui par l’arrière du Bateau Guignol, profitant de la sortie réservée aux artistes, et a couru sans réfléchir dans les venelles pour mettre le plus de distance entre la taverne - Gaebril, plutôt - et lui. Pas la meilleure stratégie, alors que se fondre dans la foule lui octroierait plus de discrétion, mais Gaebril fouillera à tous les coups les quais pour retrouver sa piste.

Sariel réprime un juron entre ses lèvres. Ses mains frottent son visage. Ses couteaux pèsent lourds dans les plis de ses vêtements, et leur présence ne s’avère pas aussi rassurante qu’il ne l’aurait cru. Est-il seulement en mesure de faire face à Gaebril ? Rien que ce nom lui arrache des frissons d’effroi à cause de tout ce qu’il signifie. Gaebril ne lui a même pas adressé un mot, au Bateau Guignol. Sariel saluait la foule après sa dernière représentation - la troupe joue depuis plusieurs soirs La Brave Dame du marchand, pour le plus grand plaisir du public - quand il a croisé le regard de Gaebril. Rien qu’un regard, et Sariel a saisi la première opportunité pour disparaître dans la nature sans prévenir personne.

Peut-être que Gaebril ne l’a pas reconnu, peut-être n’est-ce même pas Gaebril, mais tout son être lui crie que l’erreur est impossible. Que Gaebril est là pour lui, et qu’il l’a parfaitement reconnu sur scène. Et s’il est là, à Braavos, ce n’est pas pour le laisser s’échapper.

La peur a pris le dessus, et Sariel a fui. Et à présent, il peste contre sa précipitation. Au Bateau Guignol, Gaebril n’aurait pas osé l’attaquer de front. Ou peut-être que si ? Qui sait les passe-droits dont il dispose, au nom de la matriarche Adarys ?

Le souvenir de sa grand-mère lui arrache un autre frisson, et Sariel se force à se remettre en route. Ses pieds s’engagent dans la rue voisine sans grande conviction après avoir vérifié les alentours une fois de plus. Comment échapper à Gaebril ? Il ignore la meilleure stratégie à adopter. Embarquer sur le premier bateau venu ? Dépenser une partie de ses économies pour fuir à cheval ? La seconde option lui permettra sans doute de fuir plus rapidement, mais peut-être qu’un navire s’apprête à lever l’ancre dans l’heure.

Un mouvement dans l’ombre le pousse à reprendre sa course pour ne pas traîner dans le coin, mais à trop se perdre dans ses pensées et à se soucier de ce qui se trame derrière lui, il manque de vigilance et heurte quelqu’un. Une dague fuse dans sa main gauche, à moitié dissimulée par la manche longue, mais il interrompt son geste face à la chevelure blonde en face de lui. Sariel papillonne un instant, cherche des mots qui ne viennent pas, tandis qu’il se rappelle avoir déjà vu cette femme au Bateau Guignol. Il n’a jamais trop parlé avec elle, quelques mots sur l’art et sur le théâtre, comme avec bon nombre d’autres personnes qui fréquentent la taverne et qui assistent aux réceptions.

— Pardon, je… les mots s’embrouillent dans sa tête alors qu’il jette un regard autour de lui. Je vous avais pas vue. Il se force à esquisser un large sourire pour détourner l’attention. Vous ne devriez pas rester dans ces ruelles. Le Port des Chiffonniers est un peu plus loin.

L’éclat de la dague n’est pas passé inaperçu. Son ventre noué le pousse à l’imprudence et à la précipitation. Sariel néglige des règles essentielles alors que cette femme en face de lui ne mérite pas de connaître pareille frayeur. Elle n’a rien à voir avec ses ennuis ; à moins que Gaebril ne se soit déniché une alliée toute parée de soie ? La pensée paranoïaque manque de lui arracher un rire sarcastique - sa peur le pousse à imaginer n’importe quoi. Gaebril travaille seul. Il n’a jamais eu besoin de quelqu’un à ses côtés pour accomplir les basses besognes confiées par la matriarche Adarys. Il paie les gardes si besoin pour qu’ils regardent de l’autre côté, et il s’exécute. Un coéquipier ? Le meilleur moyen de se faire tuer. Gaebril n’a jamais dérogé à cette règle.

Une règle que Sariel a adopté sans trop s’en rendre compte. Depuis sa fugue de Tyrosh, qui s’est certes terminée rapidement avec sa capture par des marchandes d’esclaves, il est toujours resté seul. Il n’a accordé sa confiance à personne ; ne s’est confié à personne. Même à Meereen, son maître n’a jamais su qui il était. Seulement un combattant d’arènes qui avait la chance d’être lettré, ce qui lui a offert une autre fin que celle funeste qui l’attendait dans les arènes.

La dague disparaît dans les plis de ses vêtements tandis qu’il chasse les souvenirs. Seul ou pas, ce constat ne change rien à sa situation précaire du moment. Gaebril est à ses trousses, et s’il lambine trop… autant ne pas songer à cette possibilité.

La jeune femme en face de lui n’est guère une menace, pas plus que la suivante derrière elle - une notable braavienne ? Ou volantaine ? Cette dernière hypothèse lui arrache un frisson bien malgré lui. Les traits valyriens ne sont pas propres à cette seule cité, et il espère bien qu’il n’a pas à faire à une fille d’une noble famille de Volantis. Si Gaebril l’apprend, il en tirera forcément parti avec tous les passe-droits accordés par sa grand-mère.

Il pourrait partir en courant, bien sûr, mais l’esclandre attirerait Gaebril. Sariel préfère rester discret, quitte à perdre quelques minutes. La discrétion vaut mieux que le remue-ménage.

Le sourire aux lèvres, il tâche de cantonner la peur aux portes de son esprit, loin de son attitude pour donner le change. Si la jeune femme a la malheureuse idée d’appeler la garde à cause de sa dague… hé bien, il repassera pour la discrétion.

Face à l’inquiétude marquée de la jeune femme, Sariel s’apprête à dédramatiser la situation lorsqu’une question soudaine le coupe dans son envol. Il papillonne un bref instant. Il n’a pas imaginé un seul instant qu’elle le reconnaisse. Toutefois, il chasse bien vite le trouble et s’arme d’un nouveau sourire.

— Plume. Du Bateau Guignol. Il jette un bref coup d’œil vers la suivante, s’assurant qu’elle n’a pas d’idée mal placée. Vous êtes venue assister aux représentations ces derniers jours, on a échangé quelques mots.

Rien que des banalités sur l’art et sur le théâtre, comme Sariel en échange souvent avec les spectateurs qui l’interpellent à la fin des représentations. Au moins, elle n’a pas insisté pour décrocher un rôle, comme d’autres l’ont déjà fait à se croire meilleures que tout le monde.

Alors qu’il devrait partir au plus vite pour échapper à Gaebril, Sariel porte un regard nouveau sur la jeune femme. Il a le souvenir d’une compagnie agréable, à converser d’art et de théâtre au Bateau Guignol, même pour quelques instants seulement. Rien qui ne lui permette de cerner avec précision cette notable, mais juste assez pour créer l’ébauche d’un plan un peu farfelu. Gaebril ne s’y attendra pas. Sans doute fait-il déjà surveiller le port et les écuries, supposant que Sariel cherchera à fuir le plus vite possible par la terre ou par la mer - et sans cette rencontre impromptue, c’est ce qu’il ferait.

Mais d’un autre côté, Gaebril ne s’attend sûrement pas à ce qu’il reste en ville, et encore moins aux côtés d’une notable. Il vit en tant que roturier, un artiste-comédien qui gagne sa vie de sa plume et de ses représentations dans une petite taverne du Port des Chiffonniers. Rien d’exceptionnel - même si sa bourse est bien plus lourde qu’il n’y paraît grâce à ses diverses arnaques. Rien ne le pousse à frayer avec la noblesse, encore moins avec un passé comme le sien, mais peut-être est-ce justement là la clef de sa survie.

— Ne vous excusez pas, y a pas de mal.

Un doux sourire sur les lèvres - qui dissimule mal la nervosité qui lui ronge les tripes -, Sariel tente de se montrer rassurant et de l’amadouer un peu. S’il se montre sous un jour aimable, elle acceptera peut-être plus facilement - en souvenir de leurs belles discussions sur le théâtre. En tout cas, elle ne balaye pas l’idée de discuter en sa compagnie alors qu’il réfléchit encore sur la meilleure méthode à adopter. Un rire gêné lui échappe, teinté d’angoisse.

— Je crois que ma tête ne revient pas à certaines personnes.

De quoi justifier son malaise actuel, un semblant de vérité qui ne cache pas la menace qui pèse sur lui, mais qui n’en révèle pas assez sur la nature de ses ennuis. Sa main droite se perd dans ses boucles brunes tandis qu’il sonde les environs pour s’assurer que Gaebril ne l’attend pas au coin d’une rue.

Après une énième hésitation, Sariel se lance finalement à l’eau pour appliquer son plan qui a tout autant de chances de capoter que de réussir.

— Puis-je abuser de votre gentillesse, noble dame ?  Les approches galantes ne sont pas réservées à ses seules arnaques, quand il désire quelque chose pour sa survie. Ces personnes savent que je suis au Bateau Guignol, je ne peux pas y retourner, et je n’ai aucune idée d’où aller pour me mettre à l’abri.

Gaebril est certes seul, mais la jeune femme n’a pas besoin de le savoir - la menace de plusieurs hommes sera sans doute plus convaincante de celle d’un seul.